mardi 23 décembre 2014

Un parfum d'herbe coupée, Nicolas Delesalle

« Le jour où mon père a débarqué avec son sourire conquérant et la Renault GTS, j'ai fait la gueule. Mais j'ai ravalé ma grimace comme on cache à ses parents l'odeur de sa première clope. J'ai dit « ouais », j'ai dit « super », la mort dans l'âme, même si j'avais compris que la GTS pour la GTX, c'était déjà le cinquième grand renoncement, après la petite souris, les cloches de Pâques, le Père Noël, Mathilde, la plus jolie fille de la maternelle, et ma carrière de footballeur professionnel. »

La mémoire est une petite chose étrange et fragile. Un fil ténu qui vous lie à votre histoire. Le temps est son pire ennemi, mais aussi, parfois, son meilleur allié. Un petit rien, un bruit, une odeur, une couleur, un geste, un mot, peut ouvrir le tiroir dans lequel nous pensions avoir remisés nos souvenirs. Ce tiroir dont la clé avait disparu. Un sourire, un parfum, un texte peut libérer autant d'instantanés que nous croyions oubliés à jamais.

Bouleversante, émouvante... et même terrifiante mémoire.

Nicolas Delesalle suit le vol de sa mémoire, et nous offre ces clichés de vie qu'une autoroute ou un vieux saule vont réveiller. Un voyage scolaire, un premier baiser, un chien auquel on dit au-revoir... Une véritable plongée dans son histoire, portée par une langue simple et efficace.
Une véritable plongée dans mon histoire, portée par ma mémoire alanguie qui s'étire lentement, et s'envole enfin.

L'orgueil de mon père devant l'arrivée de la R25 nouvellement acquise. D'occasion, bien sûr. Maman ne voulait pas de voitures neuves, même si c'était une voiture française. Mon père rêvait de voitures allemandes, mais jamais il ne céda à cette tentation. « C'est ta mère tu comprends, elle va rouspéter ». Et le vendeur au physique flou de me dire le jour où la R25 se gara dans la cour, « Dans celle-ci tu ne seras pas malade ». Ma confiance d'enfant en ces mots. Je bus littéralement ses paroles. Finis les maux de cœur, j'allais enfin pouvoir compter le nombre de voitures rouges qui nous croiseraient. La R18, bourreau de mes trajets était derrière nous, bienvenue à cette R25 qui faisait la fierté de mon père. Bleu marine, comme la voiture du président. Non, je n'ai plus jamais été malade en voiture. Merci belle R25 de m'avoir libérée. Et merci Papa d'avoir arrêté de fumer pendant les trajets.

La mort d'Uno, petit spitz de 7 ans, dans mes bras. J'avais le même âge, nous avions grandi ensemble. Maman me racontait que bébé, il rongeait le filet de mon parc pour venir me rejoindre et me dérober mes jouets. Mon premier contact avec la Faucheuse. Ma mère qui se précipite pour me décharger de ce petit corps. Ainsi va la vie. L'inquiétude sur son visage. "Mais pourquoi maman ?" C'est la vie... Quelques jours après, la porte de ma chambre s'est ouverte, la même que j'occupais juste en face de celle de mes parents. Ma mère a soulevé doucement le drap de mon lit pour y déposer cette petite plume si douce. "Aisane". Caniche Abricot. Toy, s'il vous plait. Maman y tenait. Aisane pleura, pleura, et pleura à n'en plus finir,pendant cette première nuit. Je la libérai de son calvaire en l'envoyant dormir avec mes parents. J'avais sonné le glas de notre relation, elle ne quitta plus ma mère.

Mon frère et nos cousins. Les rares parties de cache-cache. L'idée géniale de mon frère: m'enfermer dans un sac de sport. Pas si géniale que ça. Je suis claustrophobe, mais c'était mon grand frère, celui que j'adorais. Celui qui me fit pleurer de joie en venant me chercher, pour une journée, à la station de ski qui abritait ma classe pour un voyage scolaire. Je lui cachais mes larmes dans la voiture pendant le trajet en faisait mine de dormir. Il n'a jamais su le bonheur que j'avais ressenti. Je l’idolâtrais. Il est venu me chercher, lui, mon grand-frère qui vivait en Haute Savoie. Mes amis étaient tellement envieux. Mon frère que j'aime toujours autant malgré la distance.
Oui, pas une super idée que ce sac quand on est claustrophobe. Cette même claustrophobie qui se réveilla pendant un autre séjour à la montagne, avec mes parents cette fois. Ma joie de dormir sur le lit superposé du haut. Et mon incapacité à respirer. L'envie de repousser le plafond. Le besoin de pousser ce fichu plafond. Mes mains contre ce blanc jaunâtre. Sa résistance. Victoire par KO. A partir de ce moment là, je fis le deuil des espace restreints.

La mémoire est décidément une petite chose bien étrange, et tous les récits de Nicolas Delesalle, sa plume simple, mais travaillée ont conversé avec la mienne. Moi aussi, j'ai cherché des cèpes, avec mon père. Ainsi que des girolles. Je continue de le faire, seule la plupart du temps. Mon père n'est plus là, mais il m'accompagne encore. Le sol est plus humide, là, c'est un sol à champignons. Il y a des fougères, allons-y, les girolles aiment les fougères. Oh, des marronniers et des chênes. Ouvre bien les yeux, ce cèpe a forcément son petit frère pas loin.

Mon père, cet homme avare de mots. Je voulais tellement l'impressionner. J'aimais ma mère. Oh oui, j'aimais ma mère. Mais mon père, c'était différent. Je voulais qu'il soit fier de moi. Une maman ça l'est forcément. Et mon père avait tellement l'air sévère. Il devait être fier de moi. Et il l'a été. Ses larmes lors des résultats du bac. Mais aussi sa colère parce que je ne le fêtais pas avec eux. Mon père, cet homme de peu de mots. Si entier et si généreux. Ce fils de Boche marqué par l'Histoire. Cet homme fort, aussi fragile qu'un enfant.

Et ce défi que je lui lançais. Je devais avoir huit ans. Il me semblait si vieux. Quand on a moins de huit ans, tous ceux qui ont plus de trente ans semblent décatis. "Je cours plus vite que toi". J'ai couru, vite, très vite dans ce chemin de terre. J'ai couru à en perdre haleine. J'ai couru à m'en arracher le cœur. Mais j'ai perdu. Ce jour-là, mon regard changea. Mon père n'était pas si vieux finalement. Mon regard changea, mais je ne lui dis rien. Nous avions le même orgueil. 
Ce dernier regard échangé avec lui, plus de vingt ans après. J'ai peur papa, je t'aime tellement. Je t'aime aussi ma fille. J'ai peur aussi... Mais nous n'avons rien dit. Ce dernier regard échangé, je savais que ça allait être le dernier. Il est gravé en moi.

Oui, le récit de Nicolas Delesalle m'a transportée. La justesse de ses mots, de ses émotions ont trouvé un écho en moi. Je suis nostalgique ce soir. La dernière page est tournée. Le tiroir est ouvert. Les souvenirs ont jailli.

Vous me manquez tellement.


Merci M. Delesalle pour ce beau cadeau... Merci infiniment à Pierre Krause et à la Masse Critique Babelio qui m'ont permis de faire une belle rencontre. Une de mes plus belles lectures de l'année.

8 commentaires:

  1. Ouaaah après une telle chronique, aussi élogieuse, je ne peux que vouloir le lire aussi :) !

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  2. c'est malin ça, en finissant ta chronique je suis pleine de larmes. Comme quoi ce livre t'a ému, mais tu m'a encore plus touchée je pense. Tu penses à mon maquillage ?

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    1. Oups, désolée pour le maquillage! Merci beaucoup pour le compliment, ça me touche beaucoup...

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  3. Oh, le rendu de ta rencontre avec ce roman est très émouvante. J'espère que l'auteur la verra et la lira, car il saura ainsi à quel point sa plume a marqué une lectrice.
    C'est un superbe retour que tu as rédigé.
    Mhhh, quelques mouchoirs ont dû être sacrifiés, non ?...

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    1. Merci beaucoup...oui, quelques mouchoirs sont passés à trépas, même pendant ma lecture. Mais je suis une grande sensible !

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