vendredi 31 juillet 2015

Les uns contre les autres, Franck Maubert


(Editions Fayard, parution le 19.08.2015)

Chroniqueur sans attaches, Moby mène une vie débridée et tente de se reconvertir dans la télévision en cherchant à concilier l’inconciliable : le monde de la télévision et les artistes. Ferdyck, c’est son pseudo, publicitaire, lance une nouvelle émission avec l’aide de Moby, sur une chaîne privée naissante. Avec ses questions coup de poing, il se construit un personnage et veut faire de son nom un label. Christophe Mistral, couturier, coqueluche des magazines de mode, monte sa maison de haute couture et prépare sa première collection. Albertine, sa femme, noctambule avec Moby. Tout comme Roda, poète et parolier de chansons à succès, qui refait le monde. Rodolphe, patron de la boîte de nuit en vogue, les Lumières, les réunit tous, les uns contre les autres.

Franck Maubert nous plonge en immersion dans l'envers du décor du monde de showbiz avec cette galerie de personnages bigarrée. 

Moby connait ce Paris de la nuit, cette facette des célébrités qui n'appartient qu'à ce monde. Les excès, le business, l'amitié... La télévision est devenue le média le plus en vogue, celui où il faut être, se montrer. On ne sait pas encore ce qu'elle deviendra, mais certains clament déjà qu'elle va DÉ-SA-CRA-LI-SER la culture. Vision prophétique évidemment quand on voit ce qu'elle est désormais.

Moby aime la culture. Un projet nait dans sa tête, celui de concilier ce support, qui prend son essor, et les artistes qui sont le fer de lance de cette culture.

Le récit suit la construction de ce projet : l'idée, trouver l'équipe, les partenaires, la chaîne, et amener tout le monde à travailler ensemble, les uns avec les autres et non pas les uns contre les autres. Modérer les égos, les personnalités, ne pas froisser et mettre en avant le talent. La tâche est ardue, les écueils nombreux. Ce Paris by Night est déluré, débridé. L'on parle affaires autour du champagne qui coule à flots, les femmes offrent leur corps, l'amour n'a pas de place. Qu'en est-il de l'amitié ?

Première rencontre avec l'auteur, et essai réussi. Le portrait qui nous est fait de cet aspect du show-biz est sans concessions. La langue est agile et tombe tantôt dans la frénésie de ces nuits, tantôt dans la langueur du lendemain. Les relations entre les différents personnages, Moby, Roda, Ferdyck etc... sont bien plus complexes qu'il n'y paraît (mention spéciale à Albertine et Soizic que j'ai adorées!). Les fils de la trame s'enchevêtrent petit à petit jusqu'à former une toile débordante de spontanéité. J'ai été envoûtée par ces dessous de Paris où l'on croise personnages fictionnels et personnages réels (petit clin d'oeil à une jeune Vanessa et à son Joe de taxi) et par cette réflexion sur le devenir de la télévision, envoûtée par ce tourbillon qui absorbe et dans lequel on perd son identité. Une bien belle rencontre pour moi.

Merci aux éditions Fayard pour cette découverte.


mardi 28 juillet 2015

78, Sébastien Rongier

(Editions Fayard, parution le 19.08.2015)

Il y a cet homme qui a gardé le réflexe de tendre la main sous la table pour caresser son chien, alors que son chien est mort. Cette femme qui boit du Get 27 pour oublier que son amant ne viendra pas. Ce militant d’extrême droite qui cherche à embrigader le patron de la brasserie. À l’abri des regards, dans la cuisine, il y a le rescapé d’une nuit d’octobre. Et puis il y a l’enfant. L’enfant qu’un adulte accompagnait mais qui est seul à présent devant son verre vide. L’enfant qui attend que l’adulte revienne.
Nous sommes en 1978, dans une brasserie près de la cathédrale de Sens. C’est un instantané de la France et d’une époque. Mais aussi le récit atemporel et poignant de la perte de l’enfance, dans le bourdonnement indifférent de cette ruche française.


1978... Que s'est-il passé en 1978 ? À vrai dire, je ne m'en souviens pas. Mes quelques mois d'existence ne m'autorisaient pas cette mémoire qui me fait défaut pour évoquer le souvenir. À quand remontent les premières images qui se sont gravées dans mon cerveau ? À mes cinq ans peut-être, quand ma mémé Simone me faisait prendre un bain. Ou peut-être avant, quand ce chien m'a mordue. Un souvenir flou stocké dans un tiroir de mon cerveau. Une photo en couleurs dénuée de sens, sauf si je la regarde attentivement.

1978... Sebastien Rongier plonge l'instantané de sa plume dans une brasserie de Sens, le temps d'une soirée. Les clients entrent, défilent, repartent, sans noms, sans traits bien définis, sortes d'ombres éphémères. À moins que l'on s'attarde. Les yeux s'ouvrent peu à peu et ces visages sans identité prennent vie. Un nom, un physique, une histoire.

Ce sont des fractions de leur vie qui nous sont contées dans ces très courts chapitres. Autant de photographies en noir et blanc ou en couleurs qui témoignent d'une époque.

De prime abord, le récit semble décousu. L'attention s'envole pour se porter sur cette femme, assise seule et qui attend son amant, ou sur cette jeune femme, là-bas... La fille du boucher non ? Et ce cuisinier, qui est-il ? Qu'est-ce qu'il cache ? Et cet enfant, qui joue avec ses figurines ? Il y avait un homme avec lui. Il est reparti, laissant ce petit bonhomme seul avec ses jouets.

Le temps s'étire, les heures défilent et l'identité ces personnages apparaît. Max, Christine, Mohammed, Elisabeth, Paul et les autres. Ils se croisent sans se voir, puis finissent par ouvrir les yeux et interagir, parfois le temps de prendre un Get 27, parfois juste pour échanger quelques mots.

Le récit fait durer ce moment éphémère, la politique qui cherche à s'implanter, le passé que l'on veut oublier, le futur que l'on veut fuir, et l'écriture, à laquelle j'ai particulièrement adhéré, se fait l'écho de cette soirée. Elle défie certaines normes et donne une vivacité au texte en lui évitant de heurter l'écueil de l'ennui insufflé par la lenteur de son rythme. Ces faits anodins, dérisoires, revêtent une importance autre. Ils deviennent vivants, alternant passé, présent et futur dans une danse envoûtante.

Je m'en vais de ce pas voir les autres écrits de l'auteur, une très belle rencontre !


(Merci aux éditions Fayard pour cette découverte!)

lundi 27 juillet 2015

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, Mathias Enard

En débarquant à Constantinople le 13 mai 1506, Michel-Ange sait qu'il brave la puissance et la colère de Jules II, pape guerrier et mauvais payeur, dont il a laissé en chantier l'édification du tombeau, à Rome. Mais comment ne pas répondre à l'invitation du sultan Bajazet qui lui propose - après avoir refusé les plans de Léonard de Vinci - de concevoir un pont sur la Corne d'Or ?

11 mai, voile latine, tourmentin, balancine, drisse, déferlage.
Voilà un extrait du carnet usé dans lequel Michel-Ange consignes des trésors. Des mots, de simples mots, ses dépenses, ses fournitures... Tout ce qui croise son chemin.

Mathias Enard s'attarde sur un fait de l'histoire tombé dans les limbes de la mémoire : la conception de ce pont sur la Corne d'Or à Constantinople et le voyage du sculpteur Michel-Ange sur les terres du sultan Bajazet.

À travers de très courts chapitres, autant de traits au fusain sur une feuille de papier, l'auteur nous dépeint ce monde qui s'affronte, cette fracture entre l'Orient et l'Occident qui finissent par se rencontrer dans un équilibre précaire. Par de fins coups de crayons, Constantinople vibre et respire, abritant petits et grands dans son giron.

12 mai, garcette, cabestan, varangue coupée, carlingue.

Le talent de Michel-Ange est loué et reconnu, mais cela ne lui assure pas une vie sauve. Les puissants restent les puissants, en Orient, en Occident ou ailleurs, et son départ de l'Europe ne manque pas de contrarier ceux qui pensaient l'avoir sous sa coupe.

13 mai 1506, étoupe, amadou, briquet, mèche, cire, huile.

Rien n'est dit, tout est dit. L'auteur évoque par effleurements cette réalité qui inspire et expire en évitant de trop attirer les regards. L'adaptation difficile, la langue, ces coutumes différentes, ces peuples qui cohabitent, les expulsés de l'Andalousie qui cherchent leur place, l'amour... Cette danseuse andalouse, ou peut-être est-ce un danseur, à la voix envoûtante qui va hanter les nuits de l'artiste. La fidélité de son traducteur qui est aussi poète.
La tristesse, la débauche, l'alcool qui coule à flot.

14 mai, dix petites feuilles de papier lourd et cinq grandes, trois belles plumes, un encrier, une bouteille d'encre noire, une fiole de rouge, mines de plomb, porte-mine, trois sanguines.

Les lettres que Michel-Ange envoie en Europe dans l'espoir de son retour ponctuent le récit. Le Pape sait-il où il se trouve ? Qu'en est-il de l'argent qu'on lui doit ?

Le rythme est lent, aussi envoûtant que cette voix qui berce Michel-Ange et les évènements n'en sont que plus violents.

Deux ducats à Maringhi, ladre, voleur, étrangleur.
Heureusement la mie de pain et le charbon sont gratuits.

J'ai beaucoup aimé cette lecture, cette immersion dans ce monde qui se construit. Je comprends pourquoi ce petit roman a été primé : une lecture forte dont l'intelligence et la sobriété des mots sert à merveille le récit.



samedi 18 juillet 2015

La conquête de Mr Darcy, Abigail Reynolds

Dans le célèbre Orgueil et préjugés de Jane Austen, après que la belle mais impertinente Elizabeth a refusé sa demande en mariage, Mr Darcy, déçu, irrité, s'explique longuement dans une missive, puis se met en retrait. Et s'il existait une autre version selon laquelle Mr Darcy se montrait sous un jour nouveau ? Si, profondément bouleversé, il entendait les conseils de son cousin, qui l'exhorte à l'action, et se déterminait à conquérir le coeur de la jeune femme ? S'il redoublait d'efforts et de ruse pour faire changer Elizabeth d'avis ? Cette histoire existe, et elle raconte comment Mr Darcy va prouver son amour à l'intrépide Miss Bennet...

Je viens de découvrir une vérité profonde qui m'attriste. Le monde est scindé en deux. Cette division est simple mais sans appel : il y a ceux qui ont bon goût, et ceux qui, malheureusement, jouissent d'un goût plus que discutable. Surtout quand il s'agit de Mr Darcy et de Colin Firth.

Cela m'inquiète d'ailleurs. Lire de l'Ancre d'une Blondinette que Colin fait un Darcy constipé ? Je ne ferai aucun commentaire, si ce n'est « Nanméo, ça va pas la tête ! » J'aime beaucoup flâner sur son blog et rien ne laissait présager une telle faute de goût. Comme quoi cette scission est perverse, elle peut frapper n'importe qui, même ceux que l'on pensait dotés de bon sens. Pour le Chat du Cheshire, j'étais résignée. C'est incurable. Elle se rattrape avec Richard Armitage, mais sa raison est quand même altérée. Melliane, par contre, est une valeur sûre. Un goût inébranlable, indiscutable, d'une noblesse sans nom...

Colin constipé ?! Pfff, pas du tout... Il est tout en élégance, en retenue...


La démonstration par l'image :

Ce que n'est absolument pas le Darcy de ce roman d'Abigail Reynolds. L'auteure part donc de ce fameux « What if », ce « que ce serait-il passé si.. » (Melliane, je sais que tu es fière de moi et de mon anglais!) pour imaginer un Mr. Darcy tenace (jusque-là tout va bien), prêt à tout pour conquérir Elizabeth (à ce stade, ça peut encore aller). Tellement prêt à tout que quand il la sent flancher, des ailes lui poussent dans le dos, mais pas pour en faire un ange de retenue. Non, non, Mr Darcy devient un homme pouvant à peine se contrôler.

Et moi, mon Mr Darcy, je ne l'imagine pas du tout comme cela... C'est là où le bât blesse. Si les personnages avaient eu un autre nom, s'ils n'avaient pas été rattachés à O & P, j'aurais pleinement savouré cette lecture grivoise et diablement efficace. Mais on parle de Mr Darcy, mon Mr Darcy, mon homme idéal dans la littérature... Et il doit être capable de contenir ses pulsions (très bien qu'il ait des pulsions, Mr Darcy est un homme, un vrai... mais de là à franchir certaines limites... euhh, pas mon Mr Darcy! I am choqued !)

Hormis ce léger détail, rien à redire sur le récit. L'écriture est vive, agréable, les situations vraisemblables. Le récit défile aussi vite que les pages. 

Non, seul problème, mon Mr Darcy est un homme qui respecte les convenances... 

(et non, Colin Firth n'a pas l'air constipé !) 

Vous ne trouvez pas qu'il a un air de cocker celui-là? :


PS: Pardon les filles! 


mercredi 15 juillet 2015

Ladies' Secret, Laura Trompette,

Dans Ladies’ Taste, vous avez fait la connaissance de deux jeunes femmes qui, au nom de la passion, se sont affranchies de tout.
Éléonore, incarnation de la blonde hitchcockienne, cœur tendre sous la glace, épouse et maman ; Crystal, volcan libéré, créative jusqu’au bout des ongles et plus sensible que son tempérament provoc’ ne le laissait entrevoir.
À New York, elles se retrouvent et les règles changent.
Éléonore, loin de son mari, reprend ses activités de peintre et espère reconquérir Crystal, pourtant engagée dans une relation de couple. La brune, toujours entourée d’Alceste son chat-roi désormais mythique et de son meilleur ami Lorenzo, évolue maintenant en tant que styliste reconnue.
Entre le tournage d’une série télé populaire et l’ouverture d’un lieu d’exception, nos héroïnes ne chôment pas. Sexe, amours contrariées ou réconciliées, demi-mensonges et trois-quarts de vérités : ce deuxième volet de Ladies’ nous transporte dans une ville où tout est possible.

Aborder ce tome ne fut pas chose aisée étant donné que je n'avais pas lu le premier volume. Mais Hugo Roman ayant eu la gentillesse de me l'envoyer, je n'allais pas passer à côté de l'occasion de découvrir un genre auquel je ne suis pas du tout habituée : le F/F.

Premier constat, mes craintes en ce qui concernaient le fait de ne pas avoir lu le tome 1 n'étaient pas fondées. L'auteure nous rappelle habilement tout ce qui s'est passé à Paris et c'est sans aucune difficulté que je suis rentrée dans l'histoire.

Éléonore et Crystal après avoir vécu une aventure intense sur leur lieu de travail, à Paris, se sont séparées. Plus par la volonté d'Eléonore de donner une seconde chance à son mariage que par désamour. Mais New York leur réserve bien des surprises, surtout quand un mariage bat de l'aile.

Crystal travaille en tant styliste pour la série télé à succès "Girls on the grill" et mène de front le développement de sa marque de chaussure. Éléonore part sur le continent américain envoyée par Modus, qui s'est associé avec le producteur de "Girls on the girl "afin de créer un resto-room à l'image de celui de la série. New-York va se charger de les réunir, même si rien n'est jamais simple.

Ce fut une découverte agréable pour moi. Certains passages ou constats m'ont beaucoup plu, comme le fait de tomber amoureux d'un être et pas d'un sexe, ou cette envie de sortir de ces cases qui nous étouffent. C'est une jolie leçon que l'on nous donne.

J'ai moins vibré que lors de certaines lectures, tout simplement parce que je ne suis pas sensible au F/F, mais je pense que c'est lié à moi, et non au roman. C'est un ouvrage vraiment très réussi. Les personnages sont vraiment bien travaillés, ont un côté attachant (une nette préférence pour Crystal), et sont entourés d'une galerie de personnages secondaires vraiment très riche. Il se passe énormément de choses, il y a peu de répit, l'action est menée tambour battant.

Et puis, j'ai eu un vrai coup de cœur pour Alceste, un véritable bijou ce chat.

Le seul véritable bémol tient à une des qualités du roman. La plume de Laura Trompette est en mouvement constant, vivante. Elle a une modernité rafraîchissante. Mais l'abus des parenthèses (parfois trois, quatre sur une même page) a eu le don de m'énerver. L'auteure écrit très bien et n'a clairement pas besoin de cet artifice dans son récit.

En bref, une lecture sympa, qui m'a même donné envie à l'occasion de me plonger dans le 1. Une auteure à suivre...


Merci aux Editions Hugo Roman pour cette découverte ! 

lundi 13 juillet 2015

Insaisissable Mr Darcy, Kara Louise

Et si la destinée d'Elizabeth et Darcy était contrariée ? Après le décès de son père, Elizabeth Bennet est envoyée comme gouvernante chez les Willstone. Ces derniers sont proches des vénérables familles Bingley et Darcy. Une fois n'est pas coutume, Elizabeth se retrouve dans le voisinage du séduisant mais terriblement insaisissable Fitzwilliam. Et pour ne rien arranger, la soeur de Mrs Willstone jette son dévolu sur ce dernier, redoublant de ruses pour le séduire. Avec le statut social qui est le sien, Elizabeth sait pertinemment que tout espoir concernant Mr Darcy est vain. D'ailleurs, c'est certain, il ne lui renouvellera jamais ses voeux. Car un an plus tôt, elle refusait sa main...

Devinette du jour : quel est l'homme idéal ? Bon d'accord, c'est Doux Chéri (sauf quand il me cache le colis de livres que je viens de recevoir, comme aujourd'hui). Précisons un peu alors. Quel est l'homme idéal dans le monde de la littérature ?

Attention, suspense insoutenable... Roulements de tambours...

Mr Darcy !


Et dans une adaptation télévisée, Colin Firth, bien sûr... Le Chat du Cheshire, je te vois venir de très, très loin. Non, ce n'est pas discutable, Colin Firth est l'incarnation parfaite de Mr Darcy. (On a déjà parlé de tes goûts parfois... contestables... lol) D'ailleurs, une petite illustration ne fera de mal à personne :


Ou encore version Bridget Jones:



Même si parfois, il a des goûts que l'on peut remettre en question.

Mais « ahhhh ... », je suis prête à lui pardonner ce fashion faux pas... (Très long soupir)

Reprenons donc après cette brève parenthèse. Mr Darcy est Mr Darcy. J'ai dû lire... euh, joker... J'ai lu et relu (et relu, et relu, et relu...) Orgueil et Préjugés rien que pour lui (et un peu pour Elizabeth, quand même). Je vais avoir l'impression de radoter, mais tant pis. 

J'adore vraiment l'univers des romans de Jane Austen, et O & P reste, de loin, mon préféré. Évidemment, les austeneries me tentent beaucoup, mais en général, je reste prudente. Il est très difficile de rivaliser avec l'original et la déception est souvent au rendez-vous. Des personnages que je ne reconnais pas, une écriture parfois douteuse, une ambiance ratée... La meilleure stratégie reste la patience : les copines blogueuses donnent de bonnes indications sur la qualité de telle ou telle austeneries.

Insaisissable Mr Darcy fait partie de cette vague de « What if » (oh, my god, Melliane, tu as vu, il y a de l'anglais dans ma chronique !), que l'on résumera en « Qu'est-ce qui se serait passé si... ? ». Une réécriture de O & P donc. Alléchant. Et une réécriture plutôt bien perçue par la Toile.

Aucune déception dans cette lecture, pas de bémol non plus. Bien sûr, l'original reste incomparable, mais Kara Louise a eu le mérite de recréer parfaitement l'ambiance du roman et de respecter les caractère des personnages. La retenue de Mr Darcy, sa timidité austère, les bons sentiments d'Elizabeth malgré ses jugements hâtifs.

Je me suis laissée porter par ce récit bien mené. La situation initiale est vraisemblable, les situations vont crescendo sans perdre de leur élégance (je n'aurais jamais cru d'ailleurs que le simple fait qu'une dame prenne le bras d'un gentleman et qu'il enlace ses doigts dans les siens m'aurait fait glousser comme une idiote. J'ai adoré ce passage, et pourtant, il ne se passe rien d'autre que cela entre eux), il y a des interdits, mais toujours en respectant ce que sont nos héros. Et moi, comme une midinette, j'ai frémi, vibré, et j'ai même relu certains passages qui m'avaient particulièrement plu parce que j'avais la sensation de retrouver un peu, beaucoup d'O & P. 

J'avais lu quelques critiques quant à la traduction parfois hasardeuse de certains mots. Si je suis honnête, Mr Darcy m'a tellement séduite que je ne m'en suis pas rendu compte. L'homme idéal je vous dis...

Bon, Le Chat, pour me faire pardonner :


mardi 7 juillet 2015

Entre chiens et loups, Tome 1, Malorie Blackman

 Imaginez un monde. Un monde où tout est noir ou blanc. Où ce qui est noir est riche, puissant et dominant. Où ce qui est blanc est pauvre, opprimé et méprisé. Un monde où les communautés s'affrontent à coups de lois racistes et de bombes. 
C'est un monde où Callum et Sephy n'ont pas le droit de s'aimer. Car elle est noire et fille de ministre. Et lui blanc et fiel d'un rebelle clandestin...

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Résumé des Chroniques de la Liste-noire-des-livres-interdits.
Une sombre menace plane sur nos livres-chéris, sur ces ouvrages qui nous transportent jusqu'à pas d'heure dans la nuit et nous font rêver encore et encore dans la journée : les Dieux-de-tous-les-trucs-de-la-mer-et-de-la-terre les ont déclarés « dangereux pour l'humanité », et nous somment, nous, les humbles lecteurs, de les leur livrer. Voici l'histoire de notre rébellion! 
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– Allez, plus qu'un tour !
– Vas-y, tu y es presque !

Elles sont marrantes, j'y suis presque, j'y suis presque... J'ai surtout l'impression de ne pas y être du tout.

Melliane sautille sur la ligne d'arrivée et scande bien fort mon nom. Le Chat du Cheshire tient un chronomètre dans la main. Elle a revêtu sa tenue de Krav-Maga. Pour être dans l'ambiance, nous a-t-elle dit. Pour être dans l'ambiance, elle aurait dû courir avec moi. Un peu de solidarité, que diable ! Roanne et Johanne ont même parié sur le temps qu'il me faudrait pour faire le tour. Je sais juste que le vainqueur gagne un pot de Nutella.

La sueur coule maintenant le long de mon visage et dévale la pente de mon échine. J'ai pourtant mis un t-shirt large, mais ce n'était visiblement pas une bonne idée. Les matières « nid d'abeilles » auraient sans doute été mieux. Ou peut-être celles « machin-truc ». Enfin bref, tout sauf ça.

– Allez, plus que la moitié d'un tour, m'encourage Roanne qui a même apporté son ouvrage de couture pour passer le temps.
Je la vois qui prend des notes sur un petit carnet. Son nouveau roman j'imagine. J'espère ne pas en être l'héroïne, je n'ai rien d'une héroïne avec ma coupe de cheveux approximative et mon short débraillé. Une moitié de tour... Combien fait un tour de ce stade déjà ? J'ai oublié de demander au Chat. 

J'ai mal aux pieds. Une grosse ampoule. On va devoir m'amputer. Au moins ça. Avec un peu de chance, ça sera juste le pied. Avec ma veine, à partir du genou.

Melliane continue de hurler ses encouragements et de sautiller. Mais comment fait-elle avec ses nouvelles chaussures qui ont des talons d'au moins dix centimètres ? Je serais déjà tombée.

Un quart de tour. Je n'en peux plus. Si je fais semblant de m'évanouir, est-ce qu'elles vont me laisser tranquille ? Non, le Chat viendrait me chercher par les cheveux et Melliane serait capable de me menacer avec ses talons. Et les autres ? Ne jamais se fier à une Johanne en colère ou à une Roanne furibonde. La force tranquille qui devient tornade. Et tout ça parce que je me suis terrée pendant quelques temps après l'attaque du salon. « Tu dois retrouver la forme » a dit le Chat. Gna gna gna...

L'oxygène n'arrive plus à mes poumons, des formes noires dansent devant mes yeux, un point de côté me laboure le flanc. Courage ! Tenir ! La  ligne est là, à quelques mètres. Je serre les dents. Encore une foulée. Je m'imagine plus légère qu'une plume, je m'imagine telle une gazelle... Les JO sont à moi ! La ligne est là ! Boum... Melliane aussi était là... Oups...

– Ouille, se plaint-elle en se frottant le derrière.
– Waouh, quelle collision ! s'esclaffe Roanne en lui tendant la main pour l'aider à se remettre debout.
– C'est mieux, mais ce n'est pas encore ça...
C'est la voix du Chat. Je garde les yeux fermés et me concentre sur ma respiration. Comment on fait déjà ? Ouvrir ses chakras ? Ah non, ça c'est autre chose. Inspirer par le nez et expirer par la bouche, inspirer par le nez et expirer par la bouche. Là, ça va mieux. Je peux ouvrir un œil.
– Combien ?
Le Chat regarde son chronomètre.
– Deux secondes de mieux.
– C'est tout ?
Je suis déçue. Tout ça pour ça.
– Nan, mais c'est mieux hein... Surtout si on considère que tu n'as pas dormi.
– Mais j'ai très bien dormi, grommelai-je.
– Combien d'heures ? s'enquiert Melliane, une once d'ironie dans la voix.
– Laisse-nous deviner ! poursuit Johanne. Roanne, on parie ? Moi je dis « nuit blanche » !
Roanne m'observe attentivement. Elle s'incline au dessus de moi et plaque ses doigts sur mes paupières pour me forcer à ouvrir les yeux.
– Moi je dis deux heures.
– Ah ! Perdu ! Bande de vilaines ! J'ai dormi plus de deux heures !
– Elle a dormi trois heures...
Melliane devient décidément bien ironique. Je préfère ne rien dire et changer habillement de sujet.
– Je ferai mieux la prochaine fois. On revient quand ?
Pfff, je dois vraiment être désespérée pour demander ça au Chat. Elle va sauter sur l'occasion, j'en suis sûre.
– Combien d'heures ?
Changement de sujet : raté... Je vais devoir m'entraîner encore un peu.
– J'ai dormi, je vous assure.
– Combien ?
Melliane s'approche de moi, elle a l'air vraiment menaçant avec ses hauts talons. Je m'empresse de répondre, on ne sait jamais, s'il lui venait l'idée de les utiliser contre moi.
– Trois heures trente.
Elles me dévisagent, mais ce n'est pas une expression navrée que je lis sur leur visage. Il y a du soulagement, de la curiosité et même de l'avidité... Elles veulent savoir...
– C'était quoi ? chuchote Johanne.
Je me redresse soudain.
– Entre Chiens et loups de Malorie Blackman, m'écriai-je un peu trop fort.
Aussitôt, Roanne me fourre dans la bouche son ouvrage.
– Chut, moins fort dit-elle en regardant à la ronde.
Je retire le tissu de ma bouche et lui fais signe que j'ai compris. On ne doit pas se faire remarquer, les Dieux ont des oreilles partout...
– Alors ? continue le chat. C'était bien ?
Je secoue frénétiquement la tête.
– « Bien » est un mot trop faible. C'était génial, émouvant, bouleversant, dérangeant...
– Tout ça ?
– Oui, tout ça, et même plus encore. Le monde imaginé est tellement plausible. Cela s'est déjà produit, ce racisme qui a fait tant de victimes. Ce racisme encore latent. Ici, la situation est inversée si l'on compare à ce qu'a connu l'Histoire. Dominent les noirs, subissent les blancs. Mais finalement, l'ordre des couleurs n'a pas d'importance. Le regard porté sur cette société, qui est un écho tellement juste à la nôtre, est vibrant de vérité. Mépris, discrimination, violence... simplement à cause d'une couleur de peau.
Sephy et Callum sont au-delà de cela. Ils sont amis d'enfance, ont grandi ensemble. Ils ne comprennent pas ce monde qu'on leur impose. Ils ne comprennent pas ces règles qui ne doivent rien à la raison, à la justice. Ils ne comprennent pas ce monde d'adultes. Mais ils ne vont pas avoir le choix. La société est une machine qui broie tout sur son passage. Sephy doit apprendre cette leçon, elle ne pourra pas manger avec Callum à la cantine. Pour le protéger lui. Pour se protéger elle. Ils tentent tant bien que mal de préserver ce qui les unit, mais ce monde est d'une cruauté qui dévore tout sur son passage.

Je pousse un long soupir, mon cœur est encore frémissant de ma lecture.
– Les mots sont âpres, et vont plus loin que ce qu'ils disent. La langue est simple de prime abord. Et puis très rapidement, récit et langage ne font plus qu'un. Ils ont la brutalité des situations, décrites sans fioritures, avec la force d'un vocabulaire qui fait mine de taire alors qu'il révèle tout. L'histoire se revêt de violence : violence des situations, violence des actes, violences des mots. Ces mots qui vous brisent. Rien n'est jamais gratuit. 
Et il y a ces moments de bonheur intense, ceux où la pression se relâche, cette bulle de coton qui enveloppe Sephy et Callum. Ils sont si précieux...

Ma gorge se noue. La fin est encore tellement présente en moi. Il fallait oser. L'auteure l'a fait. Ce n'est pas qu'un simple roman "Young Adult", c'est bien plus que cela. C'est une prise de conscience, ouvrir les yeux, et voir. Voir que tout n'est pas fini et que cela peut se produire de nouveau.

Je me mets debout et tire sur mon t-shirt encore trempé par mon effort. 
Le Chat met sa main sur mon épaule et la serre doucement. Elles savent. Elles comprennent. Voilà le sens de notre lutte. Voilà pourquoi j'ai couru jusqu'à ne plus avoir de souffle et au risque de ne pas pouvoir me lever demain. Pour sauver ce type de livres, ces livres qui ont un rôle.

– On y va ? Tu as bien besoin d'une douche!

Je hoche la tête simplement, et nous nous dirigeons vers la sortie. Avant d'entrer dans le tunnel qui débouche sur le parking. Un vieil homme nous intercepte et je ne peux réprimer un mouvement de recul. Il sent encore plus mauvais que moi et ses habits ont un aspect douteux. Tout comme ses joues rougeaudes.

-Mesdemoiselles, écoutez ma palabre !
Nous fronçons les sourcils de concert.
– Dans les limbes vous vous êtes perdues /Devant vous, le chemin a disparu / Les espoirs ont fondu / La lumière a chu.
– Il parle bizarrement non ? murmure Roanne.
Je hausse les épaules. Je ne comprends rien à ce qu'il raconte.
– La flamme raviver doit / Vos cœurs, avoir la foi/ Pour retrouver la voie...
– Il est complètement barge, souffle Melliane qui tente discrètement une percée sur la gauche.
Il l'interrompt aussitôt en se plaçant devant elle.
– Oreille attentive / Option définitive !
Il écarte les bras. Il crie presque maintenant. Il va nous faire repérer !
– Souvenir de prophétie !

Il s'approche de moi et pose sa main sur ma joue. Je me retiens de me sauver. J'ai retenu la leçon d'Entre chiens et loups. Pas de jugements hâtifs, pas de discriminations.

A l'origine vous reviendrez,
Les mots vous suivrez,
Après la fin, la naissance,
Trouver le talon,
La délivrance sera.

Il continue :
– Vos yeux clos sont / S'ouvrir devront / La guerre mèneront/ Les livres libèreront/ Les sauveuses, seront.

Et d'une pirouette digne du lac des cygnes, il s'évapore dans le tunnel...

Quelques longues secondes s'écoulent dans un silence lourd de sens.

– Les filles, je crois qu'on a une nouvelle prophétie... finit par dire Roanne.

Heureusement que Roanne a son carnet pour tout noter...

dimanche 5 juillet 2015

Miniaturiste, Jesse Burton

Nella Oortman n'a que dix-huit ans ce jour d'automne 1686 où elle quitte son petit village pour rejoindre à Amsterdam son mari, Johannes Brandt. Homme d'âge mûr, il est l'un des marchands les plus en vue de la ville. Il vit dans une opulente demeure au bord du canal, entouré de ses serviteurs et de sa soeur, Marin, une femme restée célibataire qui accueille Nella avec une extrême froideur. En guise de cadeau de mariage, Johannes offre à son épouse une maison de poupée, représentant leur propre intérieur, que la jeune fille entreprend d'animer grâce aux talents d'un miniaturiste. Les fascinantes créations de l'artisan permettent à Nella de lever peu à peu le voile sur les mystères de la maison des Brandt, faisant tomber les masques de ceux qui l'habitent et mettant au jour de dangereux secrets.

Quand Doux Chéri part en voyage, il a l'habitude de me ramener quelques ouvrages en langue espagnole. J'adore ces attentions qui me permettent de découvrir des romans que je n'aurais peut-être pas regardés en temps normal.

Sur la quatrième de couverture de la version espagnole de celui-ci, l'ambiance est comparée à celle qui caractérise les romans de Tracy Chevalier. J'aime Tracy Chevalier, c'est un fait, et je suis faible, c'en est un autre. Ce roman ne sera resté que quelques jours dans ma PAL.

Premier constat : quel effort d'écriture ! Superbe ! Une langue riche, soignée, des phrases mélodieuses... Une vraie pépite linguistique.

Tant et si bien d'ailleurs que j'ai eu un peu de mal à entrer dans cette histoire. Nella, Johannes, Marin, Cornelia, Otto... Ce mariage, leur réserve... Je luttais avec ces premières pages en quête de repères littéraires : dans quel genre est-ce que je me trouvais ? Je cherchais des indices, ces mots, ces évènements qui me permettraient de qualifier le genre autrement que par « roman historisque », parce que je sentais que ce n'était pas que cela.

Et puis, sans m'en rendre compte, de façon presque insidieuse, je me suis retrouvée prisonnière du récit. J'ai même du mal à savoir à quel moment tout a basculé. Est-ce quand Johannes offre la maison de poupées ? Quand Nella est témoin de certains évènements ? Je n'en sais vraiment rien. Mais une fois prise dans ses filets, impossible pour moi de relâcher ce roman.

Plongée dans la Amsterdam du 17è siècle, j'ai découvert une ville dont le cœur palpite au rythme des confréries, des bonnes mœurs, de la religion, des apparences. Nella est une jeune femme qui va être confrontée à cet univers impitoyable, à la solitude, à l'ennui. Elle va se construire au fil des pages, s'affirmer pour vaincre la femme au caractère timoré qu'elle était en arrivant. Trouver sa place va être difficile dans cette famille de riches commerçants qui finalement ne sont pas ce qu'ils prétendent.

Elle va pourtant finir par les aimer pour ce qu'ils sont, parce que les apparences sont toujours trompeuses. Une mystérieuse miniaturiste va l'y aider. Le cadeau de mariage que reçoit Nella de son mari est des plus surprenant : une maison de poupées. Elle a pourtant passé l'âge, c'est une femme maintenant et non une enfant qui droit apprendre à régenter une maison. Sa solitude est telle, l'animosité de sa belle-soeur si lancinante, l'absence de son mari si palpable, qu'elle se met en contact avec une miniaturiste. Et les évènements s'enchaînent, cette dernière semble prévoir l'avenir.

Un récit admirablement construit, semblable à un tableau nous offrant des instantanés de cet âge d'or du commerce, des personnages attachants, bouleversants, d'autres détestables... 

Beaucoup de réalisme, une once de fantastique : envoûtant. Une vraie réussite !



jeudi 2 juillet 2015

La poursuite du bonheur, Douglas Kennedy

Le lendemain des obsèques de sa mère, Kate Malone reçoit l'appel d'une certaine Sara Smythe, qui dit être une amie de ses parents. Face au scepticisme de Kate, elle lui confie un manuscrit. L'histoire de plusieurs vies entremêlées un demi-siècle auparavant. 1945. L'Amérique se remet de la guerre. Mais, très vite, les heures noires du maccarthysme résonnent, avec leur cohorte de trahisons et de lâchetés conformistes. Et dans la tourmente, l'histoire des Malone s'écrit.
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Résumé des Chroniques de la Liste-noire-des-livres-interdits.
Une sombre menace plane sur nos livres-chéris, sur ces ouvrages qui nous transportent jusqu'à pas d'heure dans la nuit et nous font rêver encore et encore dans la journée : les Dieux-de-tous-les-trucs-de-la-mer-et-de-la-terre les ont déclarés « dangereux pour l'humanité », et nous somment, nous, les humbles lecteurs, de les leur livrer. Voici l'histoire de notre rébellion! 
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Toc, Toc...

Je remonte ma couette jusqu'à mon menton.

Toc, Toc, Toc, Toc...

Les coups contre ma porte résonnent de façon saccadée. Ma couette atteint mon nez.

Toc, Toc, Toc, Toc, Toc, Toc...

Qui que ce soit, il insiste, beaucoup. Mes yeux sont désormais recouverts. Faire la morte. Ne pas répondre. On ne sait jamais de qui il s'agit. Peut-être que ce sont les sbires des Dieux-de-tous-les-trucs-de-la-mer-et-de-la-terre ?

Toc,Toc, Toc, Toc, Toc, Toc, Toc, Toc...

Il est tenace, très tenace. Je retiens ma respiration. Surtout ne pas faire de bruit, ne pas se faire remarquer. Les sous-fifres des Dieux sont presque aussi dangereux qu'eux. La Cerbère-Rousse en est un bon exemple. Peut-elle que c'est elle d'ailleurs qui s'acharne contre ma porte?

Notre mésaventure au Salon du Livre a laissé bon nombre de séquelles. Depuis, je ne sors quasiment plus. Sur le coup, j'étais plutôt fière de nous, mais après, c'est comme si quelque chose s'était brisé en moi. Les Dieux sont tout-puissants, cette attaque sanglante en est un bon exemple. Le bilan du salon parle de lui-même. La une des journaux s'en est fait l'écho : « Terrible tremblement de terre au Salon du Livre de Paris, une dizaine de victimes » et « Un nombre incalculable d'ouvrages disparait de la surface du globe ». On en est là.

Toc, Toc, Toc, Toc, Toc, Toc, Toc, Toc...

Ce ne peut être que la Cerbère-Rousse, elle me traque.

– Eh oh, Livre-vie, clame une voix enjouée que je ne connais que trop bien. 
– Allez, Livre-vie, ouvre. On sait que tu es là ! 
– Si tu n'ouvres pas, on va planter notre toile de tente devant chez toi, et les flics nous délogeront pour attentat à la pudeur.
– Attentat à la pudeur ? Mais tu es folle ! Ah non, je ne me mets pas toute nue, moi, ronchonne Melliane.
– Livre-vie, j'ai du Nutella... chantonne Roanne.

Mes fidèles comparses, mes alliées dans notre lutte. Elles m'ont envoyé plusieurs sms et mails que je n'ai même pas ouverts. Je me sens soudain un peu honteuse de les avoir ainsi abandonnées.

– Si tu n'ouvres pas on défonce la porte, menace le Chat. Je me suis entraînée, je peux le faire d'un seul coup de pied !

Je connais le Chat : si elle dit qu'elle peut, elle peut...

– On te laisse dix secondes ! 

La voix de Melliane me semble bien différente soudain. Sévère, agacée, lasse.
10, 9, 8...
La locomotive du petit train dans mon cerveau se met en route. Le ferait-elle ?
7, 6, 5...
Connaissant le Chat, oui. Mais les autres ?
4, 3, 2...
La réponse est simple, les autres aussi. Je suis même sûre qu'elles ont apporté un bélier avec elles pour abattre la porte
1...
Je me rue hors de mon lit, et me jette sur la porte.
0...
La porte est ouverte et elles me contemplent avec un sourire satisfait sur les lèvres.

– Je vous avais dit que ça fonctionnerait, fanfaronne le Chat en me poussant pour entrer.
– Ça fait combien de temps que tu n'as pas pris de douche ? demande Johanne en fronçant le nez.
– Tiens, me dit Roanne en me fourrant un pot de Nutella dans les mains.

Melliane est déjà en train de farfouiller dans mon placard pour finalement me sortir des vêtements propres.
– A la douche ! ordonne-t-elle en me les tendant.
– Ou tu y vas seule, ou on t'y met de force. Comme on est gentilles on te laisse le choix... 
Le Chat est assise sur mon lit, les jambes croisées, mais son petit rictus maléfique me dit qu'elle ne plaisante pas. Sans un mot, je m'exécute.

Quelques minutes plus tard, je suis de retour. Propre comme un sou neuf.
– Ça y est, t'as fini ton trip "déprime" ? On peut parler ? ironise le Chat.
– Les filles, je laisse tomber. On ne gagnera jamais, ils sont trop forts pour nous.
– Ça, c'est la phase deux de la déprime. La phase un c'est "je me renferme et je ne veux voir personne". On progresse, chuchote Johanne.
– Pas du tout, je suis réaliste.
– Oui, c'est bien ça. Le déni. On se dévalorise. "Je suis bonne à rien" et patati, et patata, ajoute-t-elle
Je la foudroie du regard. J'ai très envie de lui faire manger le pot de Nutella par le nez. 
– Ce n'est pas vrai. On s'est quand même pris une déculottée, et tous ces livres disparus...
– Un léger problème d'organisation, nos sacs étaient trop petits, parce qu'on en a quand même sauvés, poursuit le Chat.
– J'ai arrêté de lire, ça ne m'intéresse plus.
Je suis fière de moi, je leur assène l'argument fatal, celui qui les fera quitter ma maison la tête basse. Je relève un peu le menton pour voir leur réaction.
– Et ça, c'est quoi ? demande Melliane qui vient de tirer de sous mon oreiller un exemplaire de La poursuite du bonheur de Douglas Kennedy.
Vite, je me précipite pour tenter de le lui arracher des mains. J'échoue lamentablement.
– Rien...
– Mais oui, bien sûr, rétorque Johanne en le récupérant au vol. Et pourquoi il y a des pages cornées, hein ?

J'ai marqué les passages que je préférais, mais je m'abstiens de le leur avouer. La poursuite du bonheur fait partie de ces ouvrages qui vous tatouent le coeur. On le prend sur l'étagère, comme cela, parce qu'on broie un peu de noir et qu'on se dit qu'une petite romance ne nous ferait pas de mal, un petit livre interdit, juste pour le plaisir. Et rapidement, dès les premières pages, on se rend compte qu'il est loin de n'être que cela. 

C'est un roman intelligent, sans équivoque, qui se déroule pendant une époque compliquée de l'Histoire américaine : la guerre, le maccarthysme, la lutte pour la liberté politique, la liberté d'expression, le droit des homosexuels, des femmes... Sur la toile de fond de cette Amérique qui se construit, nous est narrée l'histoire de Sara, de Jack, d'Eric, mais aussi de Kate. Deux époques différentes, le passé de Sara et le présent de Kate, qui convergent pour nous conter l'histoire de ces femmes. La poursuite du bonheur est une histoire d'amour, mais pas au sens réducteur du terme. C'est l'histoire de l'amour que Sara porte à Jack, mais aussi à son frère Eric, et finalement à Kate, et c'est l'histoire de Kate qui voit sa vie se construire, pierre après pierre.

– Alors, on attend... s'impatiente Melliane en tapant du pied sur le sol, les bras croisés sur la poitrine.
– C'est le chat....

– Moi ? s'étonne le Chat.
– Non, mon chat à moi, Sumi... Il aime corner les pages, c'est son passe-temps. Il y en a qui chassent les souris, Sumi, il corne les pages.
Pas géniale mon excuse...
– Et en plus elle nous prend pour des idiotes! s'exclame Roanne en levant les yeux au ciel.
Vraiment pas géniale...
– Avoue, tu continues à lire...
– Non, me renfrogné-je.
– Ton nez s'allonge comme Pinocchio, ricane Johanne.

Melliane fait un pas vers moi. Johanne lui envoie le livre qu'elle réceptionne avec habilité.
– Ce livre ne mérite pas qu'on se batte pour lui ? me demande-t-elle en le brandissant devant mon nez.

La question à ne pas poser. Celle dont la réponse m'effraie. Je finis par pousser un long soupir.
– Oui... 
Mentir ne sert à rien. Ce serait trahir ce récit qui va rester gravé en moi, trahir ces pages qui m'ont entraînée dans cette poursuite du bonheur, dans cette course à la vie, trahir cette écriture toujours juste...
– Ça y est, phase trois...
– C'est laquelle? demande le Chat 
– Celle de la réaction...
– Alors, on fait quoi maintenant ? dit Roanne, un immense sourire sur les lèvres.

Mes réticences, mes peurs volent en éclat. Notre quête à nous n'a pas changé, notre bonheur est là, dans ces pages pour lesquelles nous nous battons. On n'échappe pas à son destin.

J'avale une énorme cuillerée de Nutella. Le combat continue...